Chacun d’entre eux a senti son cœur se fendre, se briser et ils se souviennent exactement du jour où c’est arrivé. Certains parlent d’un effondrement, d’un trou noir, d’une mort intérieure ou encore d’une immense fatigue pour parler de la fin d’une amitié, de la mort d’un proche ou d’un amour déçu.
L’histoire se passe au cinquième siècle de notre ère, mais elle a tenu en haleine tout le premier dix-septième siècle français, pendant plus de vingt ans. C’est la télé-réalité des années 1600, le feuilleton de l’Ancien régime. Un podcast de Radio France de 28′
Au bord du Lignon, non loin de Lyon, le berger Céladon est épris depuis trois ans de la ravissante Astrée, bergère de son état. Mais voilà : leurs familles sont rivales. Leur amour, pourtant incandescent, est mis à rude épreuve. Pour détourner l’attention, Astrée demande à Céladon de courtiser une autre fille prénommée Aminthe. Mais le rival de Céladon, un certain Sémire, réussit à convaincre Astrée que Céladon aime vraiment Aminthe… La bergère, dévastée par la jalousie, le cœur brisé, décide d’éconduire son amant dans une dispute ô combien mièvre et courtoise :
Va, va tromper une autre, va perfide, et t’adresse à quelqu’une, de qui tes perfidies ne soient point encore reconnues, et ne pense plus de te pouvoir déguiser à moi, qui ne reconnais que trop, à mes dépens, les effets de tes infidélités et trahisons.
Dans un geste tout aussi désespéré, le cœur en mille morceaux, Céladon choisit la mort et se jette dans le fleuve, avant d’être miraculeusement sauvé par trois nymphes. 4000 pages plus loin et après des dizaines d’histoires enchâssées, il finit par filer le parfait amour avec Astrée.
Sans aller jusqu’à vouloir se noyer, eux aussi ont senti leurs cœurs se briser, non seulement par l’amour, mais aussi par le travail, l’art, l’amitié. Ils racontent les effets de ces brisures.
La sensation d’avoir le cœur brisé, Juliette l’a eu très jeune en écoutant la sonate D.960 pour piano de Schubert. Elle avait six ans à peine.
Je me souviens qu’on était par terre, en tailleur, et mon père m’a vu me décomposer sur place, m’effondrer, devenir blanche. Il me le raconte encore ! En deux minutes de musique, j’ai changé de visage.
Juliette décrit ce moment comme un sentiment de symbiose ou d’union totale. Des années après, les sensations demeurent les mêmes : un déchirement, des tensions, un souffle coupé, etc.
J’avais six ans, mais j’avais l’impression d’avoir vécu ça depuis un siècle. […] C’est une grande marche vers la mort, vers l’infini… C’est vraiment une musique bouleversante.
Depuis, la petite qu’elle était est devenue pianiste. Toutefois, Schubert demeure un défi impossible pour elle : le ravissement, qui flirte avec le fameux syndrome de Stendhal, est encore trop puissant.
Il va falloir que je passe par un cœur brisé pour de vrai pour pouvoir la jouer ! Il me manque une expérience de vie brute pour ça.
Lorenzo, lui, a vu le monde s’effondrer lors du décès de sa mère, pour qui il nourrissait une grande admiration. En 1990, il revient en France pour voir sa mère à l’occasion de vacances. Un jour, il trouve un mot, écrit sur un post-it rose : « Il faut que le grain meurt pour qu’il porte ses fruits ». Puis la mère du jeune homme périt dans un funeste accident de voiture.
C’est le seul moment où j’ai eu le coeur brisé dans ma vie, et j’avais 23 ans. J’ai cru que la terre s’arrêtait de tourner. C’était un moment où tout s’effondrait, car ma mère était le pilier de ma vie, ma boussole.
La sidération se mélange à l’incompréhension. C’est le vide, le néant, la rupture totale.
C’était presque comme une cassure brutale. J’aurais pu tomber par terre. D’ailleurs, je me suis assis directement, je me suis même allongé sur un canapé et j’ai passé plusieurs heures sans pouvoir bouger.
Après six mois « de brouillard », Lorenzo a vu son cœur se réparer. S’il n’a pu évoquer cet accident pendant plus de deux décennies, la plaie s’est pansée depuis quelques années. Seul le sens du petit mot de sa mère demeure, énigmatique, mystérieux.
Pour Laura, c’est l’amitié qui l’a brisée. Une amie de longue date a fini par s’éloigner d’elle alors qu’elle traversait une phase dépressive en classe de première. Les liens sont de plus en plus tenus lorsque la rupture tombe comme un couperet :
Je reçois un message qui me dit : « Écoute, cinq ou six ans d’amitié c’était bien sympa mais on va s’arrêter là, parce que je ne supporte pas la personne que tu es devenue, égocentrique, trop artiste torturée ». C’était assez fort. Je me suis levée pour commencer ma journée, et j’ai ressenti comme une espèce de poids qui me tirait vers le sol. Je me suis écroulée par terre.
Vanessa, enfin, a raté le train de l’amour fou. Elle rencontre, un soir, un musicien charmant qui l’éblouit. À mesure qu’elle apprend à le connaître, son cœur chavire. Ils entretiennent même une correspondance, mais la distance empêche à la relation de grandir. Le temps passe et les retrouvailles sont comme impossibles.
Puis, je me suis résolue à prendre un train pour aller le rejoindre à l’autre bout de la France.
Mais la hardiesse de Vanessa retombe rapidement : la journée se passe pour le mieux, mais les espoirs se sont taris. Il est déjà trop tard, et Vanessa a des pincements au cœur.
Je me suis dit que j’allais chercher cet amour, mais le soleil déclinant m’a dit non…
- Reportage : Élise Andrieu
- Réalisation : Emmanuel Geoffroy
Merci à Juliette, Lorenzo, Laura, Vanessa, Chloé, André et Gilles.
Musique de fin : « What he wrote », Laura Marling – Album : I Speak Because I Can, 2010.